12.3.08

La malterie

À peine je prends le vélo pour partir, à 6h35, en pleine nuit, que je me sens différent. En quoi je ne sais pas vraiment. Plus fort sûrement. Putain je sais que ça ne sera pas une partie de plaisir et je fonce tête baissée , le vent de face, Curtis Mayfield dans les oreilles, le Rhin à portée de vue.
Je repense à avant, je repense à moi avant, je ressens l'évolution, je sais que je suis allé plus loin. Mes limites poussées, ma force mentale aussi, je sais que beaucoup de mes doutes se sont dissipés.
Cette malterie, je la vois vraiment comme un décor historique. Tous ces murs bousillés, cette tour immense, hyper hostile. La réalité colle, j'arrive, personne. Obligé d'explorer tout seul, je coupe la musique, je remonte mon pantalon, je range ma montre dorée. Quoi quoi, c'est quoi ces conclusions débiles genre tu renies ce que tu es? Attendez, c'est l'usine là, pas autre chose. Ici y'a pas d'histoire, pas de futur, j'ai pu le vérifier au travers d'anciennes expériences et justement, je suis tellement en confiance que je ressens aucun besoin de prouver qui je suis à travers ça (ici, tout du moins).
Des poignées de mains franches, les yeux dans les bleus, je veux qu'ils voient qu'ils peuvent compter sur moi, que je vais pas me défiler parce que le boulot est eprouvant.

Je commence à travailler avec Ali.
Ali, turc allemand ("juif arabe") d'une bonne quarantaine d'années, qui parle peu le français. Tout le monde me souhaite bon courage pour la communication mais je m'en tape honnêtement, on y arrivera. Ali m'inspire la confiance, son bon bidon et sa petite taille sûrement.
Je vois qu'il a bien integré comment gagner du temps à son poste. Ah oui parce qu'il y a un truc super bizarre: On commence à 7h, ok tout va bien, et à 8h, il y a une pause d'un quart d'heure pour prendre un café ou je sais pas. En gros vous arrivez, vous parlez un peu machin truc, préparation mentale, au boulot et juste après, PAUSE. Moi je peux pas, si je commence à travailler, je veux pas m'arrêter tout de suite après, la motivation est niquée. Je crois qu'Ali c'est pareil, du coup il fait n'importe quoi avant les 8h sauf bosser sur sa machine. Il passe le karcher par terre, il va vérifier des trucs aux étages, il me fait visiter en même temps, il parle il parle il parle. Il m'appelle "Blice" et ça me plait bien. J'ai au moins échappé au Brice de Nice (pour le moment).
Il me trimballe partout et j'aime bien ça, c'est lui Laurel c'est moi Hardy, c'est lui Arnold c'est moi Willy. Je nous vois comme un gang, moi le tout nouveau mec de l'intérim prêt à tout faire, lui l'ancien qui me conseille pour les trucs de filou. D'ailleurs quand il me dit que "je lestelai avec lui", j'acquiesce avec un sourire sincère.
Et finalement on travaille, putain on se la donne bien, ça me branche. J'apprécie le fait que je ne suis pas le seul à faire les trucs pourris et qu'il m'aide bien plus que la plupart ne l'aurait fait. Le courant passe bien, même si je bosse apparemment trop vite pour lui vu qu'il ne cesse de répéter "docement, docement" avec le geste de main qui va avec. Ouais, gain de temps, exactement.
À la fin de la journée, deux trois mecs viennent me voir en me disant qu'Ali a dit que j'avais fait "du super boulot", ce qui est plutôt bon signe parce qu'apparemment "il ne dit jamais rien, à part quand c'est très bien". Ca me branche encore plus.
Je rentre chez moi peinard, les muscles qui travaillent, au fond du tram avec le vélo, un regard de zombie sûrement, mais content.

Le deuxième jour, toujours ce pont au dessus du bassin Vauban. Les cygnes dorment encore, blottis dans leurs ailes. Ils sont deux, deux seigneurs blancs sur cette eau noire, illuminée par les réverbères qui ornent la route. Je ressens tout, je ressens cette putain de lumière du jour à peine filtrée par les rideaux, je ressens la couette déchirée, je ressens le mal de dos du lit une place à deux, mais je ressens surtout l'odeur de son cou, le contact de sa peau, ma tête sur son petit coeur qui bat. Et mon coeur qui bat plus vite. Je détourne la tête et il y a sûrement une larme qui se décroche avec la vitesse de la descente en vélo.

Je recommence à bosser avec Ali et un chef d'équipe me cherche pour autre chose, accompagné d'un autre nouveau. J'apprends juste ensuite que ce fameux nouveau a le vertige, de façon maladive et qu'il est incapable de faire la tâche prévue. Je le remplace donc, quittant Ali la mort dans l'âme.
Changement d'ambiance, j'ai une combi étanche orange, genre super phat, un karcher balèze dans les mains et je suis dans une sorte d'énorme cuve. Les instructions c'est: tu vois les murs de 5 mètres de haut là (sur une circonférence d'une trentaine de mètres), ils sont sales, à la fin de la journée il faudrait qu'ils soient propres.
Wooohooow ok cool. Bon on respire. Avant justement, j'aurais fait le boulot et le lendemain, je serais pas revenu mais là, je dis ok et c'est parti. Et je karche, je karche (ouais quand tu bosses avec tout le temps, ça devient un verbe conjugable dans tous les temps). Je sens mes muscles, je jubile intérieurement, c'est de la masturbation tout ça, sans réel orgasme. Quand je prends le pli, que mes muscles se sont habitués à la douleur, c'est mes pensées qui s'envolent. Toujours vers la même personne. Toujours. J'ai envie de lui dire mille choses sans savoir comment les dire, alors je me répète des phrases sans cesse "non pas comme ça, ça lui plairait pas". Si vous saviez combien de textos mentaux j'ai ecris avec ce karcher à la main..
Mais tout est clair! Tout est plus simple, je me sens bien plus sain, de corps et d'esprit. Je sais ce que je fais, pourquoi je le fais, où je vais, avec qui je veux y aller et je me donne les moyens d'y arriver. 2 mois avant j'étais au bord de la nevrose ouais, là TEL LE PHOENIX, je renais de mes cendres.

Le midi, pour apprécier le temps qui passe, je m'installe au jardin des 2 rives. Bon, pour ceux qui ne connaissent pas, c'est un très beau jardin, assez grand, mélange de sobriété et d'art contemporain. Il y a beaucoup d'espaces clairs et vides qui allongent très bien les lignes des allées.

2 possibilités:

- S'il fait beau, je m'assoies sur un des bancs situés tout en haut du pont. Ce pont, dont je connais pas le nom, sépare la France de l'Allemagne. C'est pas un truc officiel vous voyez, enfin y'a pas de panneau "Wilkommen zu Deutschland" et des douaniers, c'est un pont moderne bien dessiné, qui sert plus de passerelle qu'autre chose. En gros, si vous voulez faire rentrer de la dope en Allemagne, faites le par là, c'est sans risque et classieux.
Il y a donc le Rhin sous mes pieds, Candi Staton à fond sur mon ipod, ce sandwich jambon beurre dans ma bouche et un sourire tranquille sur mon visage. Le cadre est affolant vous savez, pile entre deux pays, avec cet horizon dingue. Si je veux me ballader, je prends le vélo et je tourne à Kehl. Le Zentrum, les zones pav, c'est plutôt cool quoi. Je me sens comme un explorateur, comme Indy et l'Allemagne maudite, tout semble paisible, les rues sont différentes, les maisons aussi. Fascinant.

- S'il fait moche, je m'installe simplement près du pont, et je le contemple avec pleins de reflections métaphysiques débilos enchéries par l'album Storytelling de Belle & Sebastian. C'est agréable aussi mais ça me rend vite triste et reprendre le travail est plus délicat.

J'ai cependant appris que l'après-midi n'était qu'une simple formalité là-bas. Entre le temps qu'il faut pour se mettre à travailler et le moment où on range, il s'écoule 1h30 max. En somme, tout se fait le matin et l'après-midi tu digères peinard en pétant dans les silos. La vraie vie tu vois.

3 Commentairess:

Anonymous Anonyme said...

putain cool.
tu devrais faire de la photographie pour CAPTER ces images jolies que tu sais si bien transcrire par des mots!
zalut brisse!

14:14  
Anonymous Anonyme said...

C'est quand même bien le pied de te lire à nouveau, MEC.

22:41  
Blogger Brice said...

Francky: J'ai envie de me relancer dans une nouvelle/photo un de ces quatre. On va aussi faire un court metrage sur l'autre nouvelle avec Julien là, ça va être cool.

Le sociologue: Merci mille.

23:00  

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