29.4.09

28.4.09

La Reine

Quand l’agence d’interim m’appelle pour travailler à Buckingham Palace en tant que, je cite, « serviteur de la reine » il m’est difficile de contenir ma joie.

La Reine, vous vous rendez compte ? Sa notoriété est tout de même considérable et tailler une bavette avec elle pourrait être un tremplin conséquent pour ma carrière.

Quelle carrière ? Celle d’acteur voyons.

Je suis John John John. John John de mon prénom, John de mon nom de famille. Mon père s’appelle John et ma mère, je ne l’ai pas vue depuis un moment, elle est partie acheter des cigarettes quand j’avais deux mois et elle n’est toujours pas revenue.
J’ai aujourd’hui 29 ans et travaille un peu à droite à gauche dans le milieu du cinéma pour gagner ma vie. On disait de moi que la longueur particulière de mon front m’emmènerait au sommet du 7e art . Les producteurs se souviennent avec émotion de mon rôle de farfadet pour la lessive et les enfants applaudissent encore de mon interprétation (d’un tragique exemplaire) du nain atchoum pour le spectacle de fin d’années de l’école St James.

Le problème mineur derrière tout ceci résidait surtout dans l’absence insolente d’aliments dans mon frigo et je me suis donc présenté il y a quelques mois dans l’agence d’intérim « super job » afin de remédier à mon manque de protéines. Depuis, après une intense préparation psychologique, j’ai pu devenir père noël devant les grands magasins (je maniais par ailleurs très bien la cloche, d’un rythme quasi métronomique) et modèle pour nuque dans les écoles de coiffure (j’ai la « nuque plate », comme ils disent).

Et à partir de demain, je serai, je cite « serviteur de la reine ». Tant d’excitation devant cette gloire enfin reconnue. Sûrement m’a t’elle exigé auprès de son conseiller personnel après m’avoir délecté aux heures de grande écoute sur son poste télévisé.
C’est ainsi qu’après quelques nuits d’insomnies, je frappe à la grille du Palace. Un de ces bonhommes affublés d’une longue toque noire plumée vient à ma rencontre.

- Monsieur ?
- Enchanté cher compatriote, je suis ici pour, je cite, « servir la reine ». Veuillez s’il-vous-plaît lui annoncer la présence de Sir John John John.

Bien que ces gugusses ne soient pas autorisés à rigoler, celui-ci déroge totalement à la règle et tourne les talons en me montrant du doigt à ses collègues horse guards. Sûrement m’a t’il lui aussi aperçu à la télévision, mais dans un rôle comique cette fois, peut-être celui du manchot qui boit la purée à la paille.

- Monsieur, vous m’êtes bien agréable. Avoir su déceler la notion humoristique de cette publicité vous révèle une certaine intelligence. Veuillez désormais annoncer ma présence, j’ai rendez-vous à 14h et vous allez me mettre en retard, lui dis-je en lui tendant ma carte d’intérimaire.
- Ah, c’est vous le plongeur. Suivez-moi.

Le plongeur ? Comment ça le plongeur ? Comment puis-je servir la reine en plongeant ? Peut-être est-ce un travail d’agent secret, d’agent double, d’homme grenouilles envoyés dans une zone sensible afin de collecter des informations irrévélables sur un bateau ennemi. Un bateau russe peut-être. Ou irlandais. Ces infâmes n’ont jamais réellement supporté notre victoire écrasante au tournoi des 6 nations en 1875.
« Prenez place ». Je suis coupé en pleine méditation sur la tactique de jeu anglaise lorsque l’emplumé me laisse livré à moi-même. Il faut avouer que le hall d’entrée est fort agréable. Un lustre en cristal, certainement de Baccarat, honore la pièce tandis qu’un miroir orné d’or me renvoie mon reflet, ce qui est plutôt flatteur.

Et, oh mon dieu, qu’avais-je en tête ? Il y a toutes ces légendes de bienséance envers la Reine, mais je n’en connais absolument aucune. Dois-je lui serrer la main ou lui faire les bises ? Dois-je lui présenter mes condoléances pour sa fille ? Dois-je la laisser parler en premier ou non ? Et si elle ne parle pas du tout ? Si elle est devenue muette en quelques jours et que la presse n’en est pas encore informée? Je deviens ridicule c’est sûrement le stress je pense n’importe quoi et j’ai les mains moites c’est toujours comme ça quand je suis nerveux déjà à la soirée de Claire Nicelips en 6eB je n’osais même plus serrer les mains de mes copains alors je leur faisais les bises et cela m’a valu une réputation d’uraniste pendant plusieurs années.
Calme toi John John, calme toi. Rien de bon n’arrivera si tu te mets une telle pression. La Reine est une femme tout à fait normale, une femme qui va aux toilettes comme toutes les personnes qui constituent son peuple. Tu n’as qu’à toi aussi lui dire que tu vas souvent aux toilettes et tout ira mieux. Ou alors tu n’as qu’à lui dire que…
C’est pile à ce moment surgit ma première mission. Des bruits de pas feutrés sur le tapis en velours du long corridor réveillent mes sens les plus primaires. Un russe sûrement, ou un irlandais, cet infâme n’a certainement jamais supporté notre victoire écrasante de 13-0 au football contre l’équipe d’Irlande du nord en 1880.

- Monsieur John ?
Cette insolence typiquement irlandaise d’appeler les gens par leurs noms sans les connaître me rend fou de rage. Et comment ce diable de rouquin, terroriste confirmé, a t’il eu cette information ? Aussi calme que le penseur de Rodin, j’essuie mes mains toujours moites sur mon jogging Lafuma, puis empoigne le premier vase qui se présente à moi pour lui éclater littéralement sur le tarbouif.

Je ne fus bizarrement pas réellement remercié mais plutôt passé à tabac. Le bizutage pensais-je, il me paraît évident de tester notre résistance en situation hostile, ici les coups de pieds dans les côtes. Décidé à passer l’épreuve d’un brio exemplaire et de ne pas sombrer dans une tragédie aristotélicienne, je décida donc d’exploser de rire pour simuler ces jeux d’enfants que l’on appelle « les chatouilles » et leur prouver ainsi que mon endurance est nettement supérieure à toutes mes cotes retournées. Leur enthousiasme fut tel que les coups redoublèrent de puissance jusqu’à ce que mon merveilleux rire ne devienne qu’un infime rictus précédant un repos bien mérité.
Je n’ai que de vagues souvenirs de la suite : des bobbies qui défilent devant ma pomme avec un semblant d’air désolé, comme s’ils jaugeaient leurs pauvres progénitures en plein échec scolaire, et quelques médecins, certainement spécialisés dans les cas royaux.

À mon réveil, je ne tarde pas à saisir que je ne suis plus dans le hall de Buckingham Palace. Ma lucidité légendaire, qui m’a value la boussole en chocolat de la course d’orientation du camp Wirdo en 1985, m’indique que, par son aspect atypique, cette pièce doit être réservée à l’élite des agents secrets britanniques. Le décorateur d ‘intérieur a fait fort de sobriété : d’un fanatisme absolu de l’école Van Der Rohe, il a capitonné le tout de haut en bas en blanc cassé. Aucun lit, aucune fenêtre et la porte semble être en trompe l’œil dans le mur. Ah ça, chapeau l’artiste. On m’a même revêtu d’un petit veston du plus bel effet. Il est tellement ajusté à ma taille que je ne peux même pas y libérer mes bras, quel travail mes aïeux, quel amour du travail.
Tandis que j’ausculte toujours avec une réelle admiration les murs de ma chambre ultra design, on vient me chercher pour une balade pédestre dans le parc qui semble effectivement bien agréable à cette période de l’année. Je ne dis rien à ces messieurs mais il serait peut-être temps que je rencontre enfin la Reine. Une fois seul, je décide finalement de me débrouiller par moi-même pour la trouver, il y a quelques personnes ici, allons leur demander.

- Monsieur ? Monsieur s’il vous plait, monsieur ?
En toute logique, il ne me répond pas. C’est évident, les agents secrets restent secrets, sinon ils ne deviennent qu’agents et être agent c’est en quelque sorte un fonctionnaire en plus vulgaire, c’est dire.

Ce gars-là peut-être.

- Monsieur ?
- Enchanté monsieur. J’ai rencontré Christophe Colomb à St Domingue le 24 juin 1502. Il n’avait aucune autorisation pour aborder sur l’île, mais un cyclone se pointait et, malin comme un singe, il a préféré s’y abriter. Savez-vous qu’à St Domingue on trouve les meilleurs suppositoires du marché ? Il y a quelques jours j’étais sur la croisette avec Jane Fonda, bien gracieuse malgré son âge avancé.

Ce jeune ami des stars, probablement un paparazzi doué engagé par sa Royauté, arrive à pic.

- Vous qui connaissez beaucoup de monde, sauriez-vous m’indiquer où pourrais-je trouver la Reine Elizabeth II ?
- Bien entendu mon brave, vous voyez le banc là-bas ? Non ? Suivez mon doigt, oui rapprochez-vous, suivez bien la droite parfaite qu’exerce ma main jusqu’à mon index tendu, voilà, au bout de cette droite vous trouverez un banc, sur ce banc, il y aura Liz.

C’est alors que fiévreux, je m’approche de la Reine. Tant d’émotions derrière mes pas... Tant de souffrance aussi, mes côtes me font toujours un mal sans précédent et j’espère bien que sa Sainteté aura un ou deux dolipranes pour que je soigne tout ça.
Bizarrement, la Reine a du poil aux jambes et un peu de barbe. Elle a vainement tenté de tout dissimuler sous un fond de teint bon marché orangé, ce qui lui donne un air de vieillotte à petite vertu.

« AH ENFIN JE VOUS TROUVE ». J’enchaine par une génuflexion des plus honorables, malgré un craquement d’os prouvant évidemment mon absence d’échauffement.
« Sachez que j’ai traversé toutes les épreuves pour vous avoir enfin devant moi. Bien sûr, ceci ne fut pas sans problème, mais je suis maintenant prêt à, je cite, être « serviteur de la reine ».
- Très bien mon bout de chou. Tu as bien choisi, la vraie Reine ici, c’est moi. Je suis la plus belle. J’ai d’ailleurs gagné le concours de Miss Arizona en 2012 et je serai prochainement sur scène avec Tina Turner pour un concert hommage à George Michael.
La Reine, en plus d’avoir de de la barbe et du poil aux jambes, a également développé une voix réellement masculine. Étonnante cette capacité à se camoufler en homme. On reconnaît bien là le style princier.

Depuis, je la sers comme il se doit, honorant ma responsabilité avec un talent reconnu. Je crois même que la Reine a contacté d’autres chefs d’états pour leur vanter mon habilité à lui laver le service trois pièces, bien royal faut-il le préciser.
Ah ça mes amis, god save the queen, c’est moi qui vous le dit.