Je ne sais plus vraiment comment
Arthur a commencé à déconner.
A l'époque c'était un garçon stable, sans trop d'ambition certes, mais qui faisait bien son travail, qui avait une morale et des valeurs. Son appartement était un gros bordel mais il s'y retrouvait facilement, une belle métaphore en fait.
Quand il nous accueillait l'ambiance était toujours très chaleureuse, musique qui défonce, alcool à profusion. Il ne
réfléchissait pas vraiment à l'avenir, ou alors il ne le montrait pas. Son grand défaut et sa grande qualité en même temps était de ne jamais rien laisser
paraître, je me souviens du soir où il jouait de très près avec son couteau, il n'était plus vraiment avec nous, alcool aidant sûrement. La lame lui chatouillait l'avant bras, de plus en plus, jusqu'à laisser de petites gouttes rouge sur le tapis.
Adeline, sa copine de l'époque avait hurlé à la mort et lui avait retourné deux claques pour le réveiller. Pas très diplomate en fait cette
Adeline.
Arthur avait une routine malsaine: levé à 7h, un boulot mal aimé/mal payé, un patron
exécrable, des collègues hypocrites, un quartier de merde, retour à 20h, repas chaud préparé le regard froid, film sans saveur sur
Tf1, dodo.
L'été, il ne sortait pas, il restait devant son
écran de télé, un couteau à la main, rangeant et sortant machinalement la lame fraîchement aiguisée. Il aimait être entouré de ses armes blanches, c'était son truc, je ne sais toujours pas pourquoi, peut-être ce sentiment de protection contre le monde extérieur.
Lorsqu'il se rendait au restaurant pour bosser,
Arthur était partagé entre deux sentiments: joie et haine. La joie parce qu'il allait voir de nouvelles têtes (ce qui lui apportait un léger sentiment de distraction) et la haine parce qu'il détestait la plupart des gens. Il les trouvait irrespectueux, pas forcément bêtes mais surtout malsains, malpolis, mal baisés etc.
Un vendredi matin, je suis réveillé par un
texto qui dit ceci "Je me suis fait virer de mon boulot, je reste un peu chez moi et on se voit ensuite pour fêter ça
ok?" J'adorais ça chez lui, cette rupture entre l'ironie et la
sincérité, toujours très difficile à déceler. On avait effectivement fêté ça avec du rhum et un monde fou dans un bar sur les quais. Il les regardait tous passer devant lui et m'avait glissé à l'oreille que cette foule le rendait fou, impossible de savoir si elle créait une intimité ou si elle renforçait le sentiment impersonnel évident qui envahissait l'endroit.
Une poignée de mains plus tard, il était chez lui, à aiguiser ses lames. Avec passion et précision. Sûrement la seule activité qui le laissait concentré.
Et sa première nuit blanche sans raison, sans insomnie ni rien, juste par flemme d'aller se coucher. Il passait ses journées devant la télé, le regard vide, assis en tailleur, abruti par la lumière blanche et les publicités pour la lessive.
Je suis passé chez lui une ou deux semaines après notre soirée. Il était toujours assis là et la peau de ses bras était tellement blanche qu'elle semblait nourrie par la télévision.
Ça sentait un mélange
étrange de souffre et de transpiration. Au delà de odeurs concrètes, on ne respirait rien du tout.
Je me suis assis derrière lui, sans lui parler. Il n'avait sûrement pas remarqué ma présence
. Le volume des téléfilms
d'M6 était insupportable, tout grésillait, saturait.
Aujourd'hui j'y vois une image de sa folie, une vitrine impassible et chaque pensée qui s'échappe en hurlant, virevoltant dans la pièce et rentrant dans une autre à la vitesse de
l'éclair.
Arthur avait déjà perdu une partie de lui-même, il était vide. Rien ne me
rappelait cette personne ouverte, généreuse et plutôt
balèze au Trivial
Pursuit. Je suis sorti avec un au revoir tristement timide, sans réponse.
Une fois dehors, j'ai machinalement retourné ma tête vers ses fenêtres aux rideaux rouge vif et l'espace d'un instant, je l'ai vu,
fantomatique, regarder les gens passer, une main posée sur son double vitrage, comme pour tenter de les toucher.
En se
rasseillant devant la télé,
Arthur commença à regarder autour de lui. La vaisselle semblait tenir en équilibre dans l'évier, un cafard avançait doucement sur le carrelage dans la salle de bains et en regardant ses mains, il cru même y distinguer de la poussière.
Et le réveil.
Le simple fait d'avoir bougé avait relancé ses sens.
Il se redressa avec l'aide de son étagère, regarda doucement tout autour de lui, renifla quelques fois et se gratta le crâne avec puissance. Il réagissait comme le fou typique des films d'actions, celui qui a des tocs, presque
schizo. Son regard avait changé, ou plutôt "évolué". On sentait toujours une puissante indifférence mais une certaine haine se distinguait aisément dans son iris. Un regard de maniaque, qui glace directement le sang, comme si soudain, sa folie prenait forme humaine.
Arthur pris tout ce qui lui tombait sous la main. Avec une habilité déconcertante il aiguisa tous ses couteaux encore une fois et en glissa dans ses poches, puis dans son sac. Avant de franchir la porte, il se regarda une dernière fois dans le miroir, une coquetterie bizarre. Il claqua la porte et descendit ses escaliers dans le noir. Un instant il s'arrêta devant la porte de la concierge, sorti un couteau, hésita à sonner, se gratta le crâne avec la pointe de la lame puis se ravisa. Il n'était pas un tueur, juste un mec qui perd les pédales. "Perdre les pédales" lui semblait d'ailleurs être un alibi suffisant pour pisser sur le paillasson de la concernée, il ne s'en priva donc pas. La braguette remontée, il sortit de chez lui.
Gauche, droite, il regarda partout. Comme un
tolard qui sort de prison après de bonnes années. Il ne savait pas où aller et pris ainsi la peine d'observer ce qui l'entourait. Cette once d'humanité n'était qu'une façade, il regardait juste la lumière, les immeubles, les courbes, les nouveaux
tags et les passants n'avaient pas de passé, pas de futur, c'étaient de simples éléments du décor. Un chien hurlant à la mort à sa droite l'encouragea à suivre cette destination. Il marchait vite malgré ses jambes engourdies, la tête un petit peu baissée, suffisamment pour ne croiser aucun regard. Ses armes cachées lançaient quelques
cling cling par
ci par là, ce qui ne manquait pas d'effrayer les piétons. "Encore un
alcoolo". Il prenait à droite, à gauche, à droite, tout droit, à gauche, à gauche. Lui-même ne savait pas où il allait mais il se laissait simplement guider par sa conscience, comme si elle savait qu'à tel endroit, il y aurait quelque chose pour lui.
Tous ces endroits lui étaient familiers depuis des années et il ne les regardait même plus, il tournait instinctivement sans lever la tête. Et puis cette usine, dressée devant lui. Fière, arrogante. Il détestait ça. C'était un des endroits qui avait le moins de personnalité selon lui, sur le plan humain bien sûr mais aussi sur le travail et les idéologies: ce système qui liait paradoxalement et intimement le capitalisme et le prolétariat le
dégoûtait.
Ça représentait tout et rien, l'avenir et le passé, tout sauf quelque chose de personnel, de symbolique, d'intense, d'unique. Ce dans quoi il se sentait vivant en fait.
Et quand il aperçut cette usine, il releva la tête. la regardant pour la première fois de haut, l'affrontant sans détourner le regard.
Il savait qu'il devait faire quelque chose. Il savait que les paradoxes et le coté impersonnel de l'usine le représentait parfaitement depuis sa crise. Et il se détestait. Il détestait ce qu'il était devenu mais n'avait pas la force de passer outre. Il avait beau être sorti, avoir vu du monde, avoir vu le soleil, il n'arrivait pas à redevenir
l'Arthur qu'il était auparavant. Il y avait quelque chose à faire, il devait faire quelque chose. Après un tour autour de l'usine, il s'installa à l'ombre et lorsqu'il chercha une cigarette dans son sac, il sentit ce
bâton de dynamite qu'il avait pris sans même s'en rendre compte. Il le serrait dans sa main de plus en plus fort, tout en sachant ce qui allait se passer. Il alluma sa cigarette, essaya d'imaginer quelques secondes les sonorités mécaniques des machines (même les patrons d'usine font parfois grâce du dimanche à leurs ouvriers) sorti le
bâton du sac, redressa la mèche et l'alluma avec sa cigarette.
Comme hypnotisé, il resta là à regarder la mèche se
consumer.
Ça lui
rappelait bizarrement le générique de Mission Impossible et ça le fit sourire. Toutes ces conneries à la télé semblaient loin maintenant. Il se retourna et lança le
bâton aussi loin que possible au dessus de l'usine.
C'est une chose de penser à faire sauter un endroit, c'en est une autre de le faire. Après son sprint, le bruit assourdissant de l'explosion et sa projection par le souffle de l'explosion, il vit la fumée, les
débris, les tôles démolies. Tout s'étalait sur un rayon d'une bonne vingtaine de mètres et il se releva en clignant des yeux. En une minute, sa vie venait de changer.
L'endroit, bien
qu'isolé, restait proche des premières maisons de la ville et il fallu peu de temps pour entendre les premiers cris et voir les premiers pères de famille courir vers le lieu sinistré.
Il était cuit, il le savait, il le savait depuis le début, depuis sa première nuit blanche, depuis les stroboscopes de la télévision, depuis la pisse sur la paillasson. Lentement il entra dans l'usine, observa les murs noirs, les fenêtres
explosées, les longues tiges métalliques qui tenaient encore difficilement debout. Encore une fois, il se gratta le crâne avec sa hache, puis, lorsqu'il se retourna, il vit ces pères de famille, loyaux, arriver devant l'usine.
Arthur avait le regard vide, il ne s'en voulait pas, il n'en voulait à personne et lorsque les hommes entrèrent dans l'entreprise, ils eurent cette vision incroyablement chaotique de ce petit gars, au milieu d'une usine
explosée, la hache à la main, les regardant fixement, sans jamais détourner son regard.
Impossible pour eux de bouger, de lui parler, ils était mort de peur.
Arthur s'éloigna lentement,
s'assit contre un mur et tapota un rythme sur la paume de sa main avec la pointe de la hache. Comme un décompte. Il regarda tous ces hommes,
terrorisés, eut un petit rire presque silencieux et un poil cynique, leva sa lame vers eux, la colla à sa gorge et passa de gauche à droite très lentement. Sa glotte semblait se couper en deux et il put sentir chaque vaisseaux sanguins lâcher au fur et à mesure de l'égorgement.
Certains vomirent, d'autres hurlèrent "à la mort", mais tout ce qu'il restait au final n'était que ce petit adulte baignant dans son sang dans un endroit qu'il avait enfin rendu personnel, symbolique, intense, unique.