Cette fille, assise au fond de la salle, ça fait un moment que je la regarde du coin de l'oeil. Bien sûr, je suis avec mes amis, bien sûr on a revêtu nos plus beaux costumes blancs, bien sûr nous buvons à la santé de ce disc jokey. Tout s'enchaine si bien. Chemise, Parliament, Bootsy Collins ou René & Angela. On ne danse plus depuis longtemps, comme si le fait d'être habitué à cet endroit nous donnait un privilège supplémentaire, celui de reluquer les filles sans scrupule.
Cet alcool me monte à la tête, de plus en plus. A tel point que je ne fais même plus attention à la discrétion de mes regards et que je laisse complètement aller mes instincts.
La foule s'agite sur
Howard Johnson, This Is Heaven.
La piste blanche du milieu illumine ses carreaux en vert, rose, bleu. Les filles se déhanchent devant tout le monde et je vois des bouchons de champagne s'envoler, de la mousse couler.
J'aime tellement ce morceau que oui, je commence à croire que tout ça ressemble au paradis. Pas pour le coté vulgaire, simplement parce que la beauté du moment est irrésistible. Plus tard, les médias parleront de nous comme d'un mouvement. Un mouvement où, je l'espère, on retiendra nos pas de danse synchronisés et notre style vestimentaire, plus que les traits dans les toilettes ou les bagarres à la sortie de la boite de nuit.
Maintenant en train de danser tranquillement, je ferme parfois les yeux en chantant la fin de ce refrain "This is heaven girl, for me and you"
Il y a quelques personnes que je connais et je les salue avec un sourire et un signe de tête, pas tellement envie de parler à ce moment. Plutôt de continuer à regarder cette fille, qui bouge la tête, toujours assise sur ce long canapé au fond de la boite.
Il faudra ce morceau d'
Alfie Silas, Put The Freeze On pour que je la vois se lever.
Elle connait toutes les paroles et je la regarde du coin de l'oeil. Ses talons vernis, sa robe verte moulante, ses longs cheveux bruns. Je ne sais pas trop comment faire pour me rapprocher d'elle tant elle parait unique, essentielle, indépendante. La scène semble se dérouler au ralenti. Est-ce son déhanché, est-ce l'alcool? Elle n'est pas vulgaire et ne joue pas la provocation, simplement une beauté pure. Un diamant brut. Un pierre précieuse à appréhender.
Mes pas de danse se font plus précis, plus parlant et je me rapproche d'elle. Elle feint de ne pas m'avoir vu et continue de danser seule. Je lui tourne autour et la boule à facettes fait son travail. Impossible de distinguer son regard mais ses hanches me donnent le tournis et bientôt, je ne distingue plus rien d'autre.
Je n'en fais pas trop, dans tous les cas je n'ai plus la force. Aujourd'hui, tous les minets veulent impressionner les filles avec des pas ridiculement techniques. J'ai toujours privilégié l'efficacité à l'esbroufe injustifiée et je sais surtout que je connais mieux le milieu que ces petits.
Tournant encore autour d'elle, en finesse, je hume son parfum, quelque chose de vanillé qui réveille en moi des émotions cachées depuis longtemps. Elle sait que je suis là, et continue de murmurer ce refrain obsédant.
Oh oh, c'est le nouveau 45T de Marvin Gaye qui arrive.
Sexual Healing. Je ne l'ai pas encore bien écouté parce qu'encore trop bloqué sur le Don Blackman, mais le concours de circonstance est parfait.
C'est doucement que j'arrive derrière elle et, sans brusquer les choses, je suis doucement ses mouvements, puis pose ma main sur sa hanche droite. Une crispation, puis d'un regard furtif, l'acceptation. Ses pupilles sont d'un noir puissant et pas complètement défoncées à la coke. Elle ne me provoque pas, préférant allier la sensualité à l'intensité. Lorsqu'elle se retourne et soutient mon regard, c'est elle et moi, rien d'autre. Je lui glisse les get up get up get up, elle me répond avec ses yeux le "let's make love tonight". Ma main dans la sienne, elle glisse ma jambe entre les siennes et lorsque le morceau s'évanouit, elle me tire par le bras.
C'est dommage, il y avait
You Move Me de Gino Soccio et j'adore vraiment ce morceau.
La sortie de la boite, sa voiture rouge sang garée plus loin. Je ne sais rien d'elle, pas même son prénom et d'un geste, je la retourne pour lui demander. Elle sourit, mais ne répond pas.
Sa voiture est d'un ancien luxe surprenant. Une américaine des années 60. Elle met le contact et un morceau de soul arrive.
"Teddy Pendegrass, Come Go With Me" me glisse t'elle, "une vieille chanson dont j'ai du mal à me débarrasser". La douceur du morceau semble dialoguer avec les réverbères. Ma main dans sa main, elle passe les vitesses calmement, roule sans à-coups. Les grandes avenues sont vides, les rideaux des magasins fermés. J'ignore totalement où on va, je sais simplement que je me sens bien et que je la suivrai jusqu'au bout du monde. Elle grille un feu rouge, puis deux. Un créneau, un immeuble quasi Hausmannien, un "tu veux monter?" doucement. C'est elle et moi, rien d'autre.